En décembre dernier, le Time Magazine titrait en couverture de sa rétrospective annuelle habituelle : « 2020 : The worst year ever », qu’on pourrait traduire par « La pire année de tous les temps », l’auteur prenant soin de préciser « de mémoire d’homme ».
Ce constat sans appel met en exergue notre tendance récurrente à occulter la portée d’évènements dramatiques antérieurs. Parce que de « pire année de tous les temps », il y en a déjà eu un certain nombre, ne serait-ce qu’en 2016, année dont la proximité temporelle ne semble pourtant pas permettre la résurgence de notre mémoire collective. Cette propension amnésique semble caresser avec une nostalgie conservatrice l’idée du « c’était mieux avant ! ».
Certes, cette année 2020 a connu de multiples bouleversements socio-économiques et humains. Mais à chaque période son lot de catastrophes, genèse au recommencement éternel. Toute proportion gardée, tomber dans la facilité du sensationnalisme tel que le propose le Time Magazine, davantage destinée à vendre du papier dans une industrie en perte de vitesse, qu’à proposer une étude journalistique sérieuse est intellectuellement facile.
En réponse à la détresse psychique des gens dans cette restriction massive et inédite de libertés, trop souvent a-t-on pu entendre des réactions sarcastiques, opposant le confort de nos foyers et la période traumatisante vécue par nos aïeux durant la seconde guerre mondiale. Fonctionner par oppositions historiques pour dénier la réelle souffrance de nos contemporains n’a que peu de sens. Ce mécanisme montre à quel point l’empathie semble se dissoudre dans une injonction sociale au bonheur de plus en plus prégnante.
Réduire cet enfermement à la dyade méprisante « canapé/netflix » démontre une méconnaissance tant de la nécessité vitale des interactions humaines, que de l’existence de contextes de vie matériellement et humainement bien différents.
Dans notre société où le paradoxe fait loi, se voulant toujours plus inclusive, tout en cultivant l’avènement d’un individualisme forcené, par la promotion de la réussite individuelle, la souffrance et la plainte semblent donc aujourd’hui déranger tout un chacun dans son désir de positivisme aliénant. Le mal-être serait donc l’apanage des faibles, qu’il convient de mettre à distance en les conspuant, ou au contraire de protéger, dans une forme de responsabilité collective culpabilisante, sous-tendue par l’idéologie très en vogue du « care ».
Après Alekseï Stakhanov, influenceur avant-gardiste malgré lui, pullule désormais sur les réseaux sociaux l’exposition outrancière de vies supposément idéales, méthodiquement organisées artificiellement, dans une forme de propagande qui ferait rougir les dictateurs les plus chevronnés.
Coachs en développement personnel, Youtubeurs, influenceurs, ces gourous des temps modernes semblent devenir les nouveaux guides spirituels de générations en perte de repères, chacun y allant de sa petite mise en scène racoleuse pour séduire l’illustre inconnu derrière son écran.
Cette supercherie plus ou moins tacite ne fait que révéler l’angoisse que représente désormais notre recherche du bonheur, procurée notamment par la possession et l’ascension sociale. Pire, cette accession au bonheur relèverait d’une responsabilité purement individuelle, sous-tendant l’idée que si nous n’y parvenons pas, c’est de notre faute, selon la maxime réductrice et nauséabonde du « quand on veut, on peut ».
« Les gens qui réussissent et les gens qui ne sont rien ! » Ce dérapage verbal de notre président en activité, vient paradoxalement souligner avec force l’idée que pour se réaliser de façon épanouissante, la reconnaissance, voire l’admiration des autres semble aussi être une étape incontournable.
Dans cette hyper-communication mondialisée, nous n’avons jamais aussi peu parlé avec nos proches. Cette ouverture sociale sans limite semble répondre à des velléités altruistes, l’altérité ne servant plus qu’à flatter notre égo, dans une démarche purement autocentrée, au revers de médaille parfois violent.
Dans son œuvre Huit Clos, Sartre écrivait : « Tous ces regards qui me mangent. […] Alors, c’est ça l’enfer. [..] Pas besoin de gril, l'enfer c'est les autres. »
Cette phrase au contresens risquée, renvoie l’idée qu’il est impossible de se soustraire au jugement d’autrui, nos propres failles ne prenant corps que dans le regard de celui-ci. Cet autre nécessaire nous permet d’appréhender les affres terribles de la solitude. Vie ordinaire ou trépidante, miséreux ou bien-né, elle touche sans discrimination.
Passagère ou chronique, la solitude peut se révéler destructrice. L’humain étant un être social par essence, ce sentiment peut être finalement la pire souffrance qui soi. Qu’on tente de l’apprivoiser, de la combattre ou de la fuir, la solitude est un mal invisible complexe bien souvent dénigré dans son impact.
Cette période exceptionnelle a en cela contraint de nombreuses personnes à découvrir l’angoisse de la solitude, parfois masquée par le tourbillon d’une vie professionnelle haletante. Si les médias ont tenté de positiver le confinement dans une idéalisation des liens familiaux, c’était oublier cependant que la famille n’est pas toujours l’entité formidable qu’on aimerait.
Les gestes d’affection ont laissé place aux gestes barrières. Les « vieux » ont été mis à l’écart, considérés comme impotents et vulnérables ; les « jeunes » ont été stigmatisés pour leur prétendu manque de sérieux ; tandis que les plus petits étaient « envoyés au charbon », devenus miraculeusement non contagieux. Ces clivages, opérés dans un climat d’angoisse, d’incompréhension, de jugement et de délation, semblent exacerber les moindres réactions défensives. Quant aux différentes pertes subies, elles laissent aujourd’hui entrevoir une accentuation inquiétante des situations de souffrance psychique.
Si cette année 2020 n’est certes pas comparable à ce que la Terre a connu de plus effroyable, et ne peut donc être objectivement qualifiée de pire année qui soit, pour autant, elle l’a sans nulle doute été personnellement pour beaucoup d’êtres humains à travers le monde. Cette situation inédite ne semble pourtant pas enjoindre nos dirigeants à modeler nos sociétés humaines sur des paradigmes économiquement différents, privilégiant ostensiblement la répression à la réflexion, dans un souci d’homéostasie.
Camille Hamel
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