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De l’usage des mots dans nos démocraties

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Le « mot », voilà de prime abord un élément bien banal, qu’on pourrait hâtivement juger inoffensif. Tout être humain ordinairement constitué en à un usage progressif, dans son apprentissage du langage, sans en mesurer nécessairement la portée considérable.


En tant que tel, le mot se compose de deux parties complémentaires conventionnelles : le signifié et le signifiant. Ou plus simplement son concept et son image acoustique, dans le champ de la linguistique.

Introduit par Jacques Lacan, le signifiant psychanalytique, quant à lui, s’apparente plutôt à la question du symbolique. Il s’agit d’une trace dans l’inconscient qui amène alors à considérer le signifié comme passant incessamment sous le signifiant. La question du symbolique primant finalement sur le concept même du mot, l’inconscient comme structure similaire au langage l’emporte sur le fait décrit.


Les concepts psychologiques puis psychanalytiques développés respectivement depuis la fin des XVIème et XIXème siècles, orientant encore grandement la façon de traiter les comportements humains, ils témoignent de la force du langage dans notre vie. La psychanalyse n’ayant finalement pour seul médium que la parole du patient, nous pouvons donc communément admettre que les mots peuvent soigner l’esprit, dans ce qu’ils dévoilent de leur valeur symbolique.

En outre, les mots ont également toute leur importance dans la structuration psychique de l’être humain. C’est par le «Je » de l’énonciation, qu’on se distingue de l’autre, devenant ainsi sujet de son discours et, par voie de conséquence, de son désir, matérialisé par les mots. C’est ainsi, par le langage, que naît l’individualité, et donc l’individu.

Mais si les mots détiennent ce pouvoir essentiel, il va sans dire qu’ils sont également une arme redoutable.


Au risque « d’enfoncer des portes ouvertes », il ne s’agit pas ici de la violence des mots, dont chacun a pu faire l’expérience à des degrés divers au cours de sa vie. Nul besoin d’avoir eu affaire au fameux pervers narcissique, égérie des magazines de psychologie et booster de ventes, ou à un parent maltraitant, pour savoir que les mots sont parfois plus traumatiques que les atteintes physiques.

Bien que l’intentionnalité en soit un paramètre évident, les mots ont cette puissance capable de porter atteinte à la dignité de l’autre, de le violenter, le culpabiliser. Cette expérience du mot, dans son usage malveillant, débute dès le plus jeune âge, dans la jungle scolaire où se jouent les premiers rapports sociaux entre pairs. Usuelle, bruyante et visible, nous avons appris à vivre avec cette forme de violence verbale traumatique et à nous en défendre, tant que faire se peut.


Le véritable danger des mots réside, entre autres, dans le concept éprouvé de la Novlangue, dont les mécanismes sont admirablement décrits par Georges Orwell, dans son roman dystopique « 1984 ».

Certes, bien que les glissements sémantiques aient toujours existés, forgés par le temps qui passe, cette dérive conceptuelle des mots est bien plus rapide et délibérée. Après l’art du « parler creux sans peine », discipline de la « langue de bois » désormais maitrisée à la perfection par les experts en communication, un détournement des mots, autrement plus insidieux que ces éléments de langage éculés, semble à l’œuvre. Quand la réalité rejoint la fiction…(quoique ce genre de science-fiction prend en fait souvent sa source dans une réalité bien pire, 1984 étant un pamphlet mal déguisé du communisme stalinien.)


Le principe fondateur de la Novlangue est d’appauvrir une langue à l’extrême, pour rendre impossible toute idée de rébellion, par le fait même qu’il n’y aurait plus suffisamment de mots pour la penser. Si une chose ne peut être dite, peut-elle être pensée ? Peut-on ressentir une envie de liberté si ce désir ne peut-être exprimé par le mot qui la conceptualise ? Mais qu’en serait-il alors de notre inconscient et de ses manifestations somatiques, puisque le corps tend à s’exprimer quand l’indicible apparaît? Vaste débat assurément !

Lacan considérait qu’il ne pouvait y avoir de liberté absolue, l’être étant déjà contraint par nature, dans la limite de ses signifiés. Les mots ne seront jamais assez nombreux et précis pour énoncer les vérités de nos ressentis. La liberté ne peut dès lors se concevoir que dans notre faculté à choisir nos contraintes.

Par ailleurs, la pluralité des concepts n’existant que par la richesse et la finesse du vocabulaire, cette opération linguistique permet finalement de gommer progressivement toute nuance afin que ne subsistent plus que des dichotomies très manichéennes. Cette simplification lexicale empêcherait donc toute élaboration d’une pensée subversive, qui serait à même de bousculer l’ordre établi. En enlevant toute la complexité aux problèmes du monde, le débat s’en trouve inexorablement simplifié. « Si vous n’êtes pas pour, c’est que vous êtes contre ! ».

Toute ressemblance avec des faits réels ne serait que pure coïncidence fortuite ! (des précautions sont à prendre au vu de l’accord donné récemment quant à l’élargissement des fichiers de renseignements.)


Publié en 1949, cette démonstration toujours aussi intemporelle est une preuve manifeste de la volonté pérenne et universelle des instances dirigeantes d’asservir les masses pour mieux les gouverner.

Aujourd’hui, la Novlangue renvoie à l’idée d’une déformation de la réalité. Chaque mot utilisé impliquant des choix théoriques. Or, en dehors des distorsions de sens liées à la temporalité de toute langue vivante, si les mots sont vidés de leur sens ou si leur utilisation est détournée, quid de notre capacité à réfléchir sur ces conceptualisations et à baser nos actions en vertu de ce que celles-ci sont sensées véhiculer ?

Pour exemple, asséner incessamment et avec force des contre-vérités finit toujours par rendre ces dernières potentiellement vraies pour une partie des gens. Un certain Donald, pas loin d’être un mickey, nous en a fait une éminente démonstration durant quatre ans. Quand les mensonges deviennent des « faits alternatifs », que vaut finalement la vérité face aux convictions délirantes de quelques-uns ? Que valent encore les mots quand les concepts qui s’y rapportent s’avèrent fluctuants ? Quand perdre revient finalement à gagner parce que s’affirme et séduit tout un système de pensée populiste et paranoïde.


A l’ère des « fake news », du conspirationnisme et des restrictions sanitaires, il est d’autant plus difficile de penser de façon éclairée, en l’absence d’espace de réflexions, désespérément clos, où les idées pourraient se confronter. Le bon sens semble devenir le maitre-mot (comme s’il était gage d’une pure objectivité), frénétiquement usité par nos dirigeants, auto-institués en maîtres à penser, alors qu’ils en rejettent ironiquement l’action.


Sous couvert d’unité nationale, de protection contre des menaces qui avancent voilées, tenir un discours divergent apparait soudainement inaudible. Penser autrement s’apparente désormais à de la polémique de bas-étage ; quant à critiquer l’action des gouvernants, cela passe pour de la trahison, au mieux de l’irresponsabilité et/ou une incitation aux troubles à l’ordre public.

A l’instar de la république, la pensée dominante s’est mise en marche elle-aussi et menace subtilement l’idée même de démocratie.


Camille Hamel

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