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  • educ-emoi76

De la victime à la victimisation, le problème de la sanctification


Difficile d’échapper au battage médiatique, sensément fédérateur, de ces derniers jours. En ce vingtième anniversaire des attentats du 11 septembre 2001, où se rappellent à nous, les disparitions brutales de 2977 personnes, victimes innocentes et malheureuses de la folie sidérante des hommes, il m’apparaissait intéressant, plutôt que d’alimenter davantage la salve de publications sociales commémoratives consensuelles, d’aborder la question de la « victime ».

Parce que le sujet est sensible – mais ne le sont-ils pas tous devenus ? – il me semble important de préciser en préambule que les propos qui vont suivre n’ont pas à dessein de dénigrer la souffrance des personnes, victimes passagères ou récurrentes d’abus, mais d’interroger quelque peu cette notion que tout un chacun brandit désormais ostensiblement, comme un marqueur qui le définirait.

Guillaume Erner, sociologue et journaliste, décrit dans La société des victimes, paru en 2006 que « La meilleure façon de comprendre une époque, c’est de s’intéresser à ses obsessions. La nôtre est obnubilée par les victimes. Jamais autant d’attention n’avait été accordée aux souffrances d’autrui ».


Ce statut de victime, de plus en plus objet de revendications identitaires, est aujourd’hui vecteur d’une valorisation sociale narcissique, tant pour les personnes concernées que pour leurs soutiens. Si cette reconnaissance publique de « victime » tend à conférer un nouveau statut social aux personnes ou groupes concernés, elle accorde également certains privilèges et une forme de pouvoir et de visibilité au sein de l’espace public, aux associations de défense et autres collectifs en tout genre. La souffrance reste un business intarissable.


Si attaquer quiconque en justice pour des motifs plus ou moins sérieux afin d’obtenir réparation se fait aujourd’hui sans complexe, permettant accessoirement aux cabinets d’avocat de prospérer, cette « fashion victime » est un effet d’aubaine, tant pour soigner l’audimat des médias que pour densifier la clientèle des thérapeutes et coachs de tout bord.


Boris Cyrulnik et Hélène Romano, dans Je suis victime. L’incroyable exploitation du trauma, publié en 2015, estiment qu’il existe une confusion de plus en plus grande entre « traumatisme » et « victime », le lien de causalité n’étant en fait pas systématique. La notion de victime est, avant tout, une création juridique ayant pour finalité l’établissement d’un dédommagement:


« Pour le législateur, il ne s’agit pas davantage de blessés psychiques, mais d’individus lésés qui comme le définissent les Nations-Unis, « ont subi individuellement ou collectivement, un préjudice ». Or, qui dit préjudice, laisse place à la reconnaissance de droits spécifiques pour ceux qui l’ont subi et en particulier celui du droit à la réparation via une « indemnisation ». L’apparition du terme juridique « préjudice » dans le vocabulaire du XIXe siècle conduit simultanément à la récupération sociale de l’expression clivante de victime, du latin victima : « créature vivante offerte aux dieux ». Le traumatisé, pour prétendre bénéficier d’une reconnaissance sociale de ce qu’il a vécu, est condamné à être victime s’il veut faire valoir ses droits. »


La victime représente le fond de commerce principal de l’appareil médiatique. Ce dernier ne pouvant fonctionner sans une nécessaire dramatisation du monde, la peur et l’indignation en deviennent donc les ressorts indispensables. Ces émotions sont par excellence les plus à même d’opérer des réactions fortes de divisions et donc d’action. Quoi de mieux donc que ces processus de victimisation et sentiments d’injustice constants pour susciter l’émoi et fidéliser le spectateur. BFMTV et consorts nous saluent bien bas.

Mais il est aussi bien facile de leur jeter la pierre quand nos interactions sociales virtuelles quotidiennes nous poussent aux mêmes dérives. Car l’indignation, réaction ô combien vertueuse, plébiscitée en 2010 par Stéphane Hessel dans son essai – transformée cela va sans dire – revêt, par son aspect subversif, quelque chose de valorisant et valorisé. S’il représente pour l’auteur l’essence même de « l’esprit de résistance », le phénomène d’indignation sociale, concourant à la politique de l’émotion, s’est surtout transmuté en « sport n°1 mondial des réseaux sociaux », permettant notoirement d’exister plus longtemps dans le microcosme virtuel. D’ailleurs, à mon corps défendant, que fais-je ici si ce n’est participer finalement moi-même à ce mouvement…


De cette volonté d’exister médiatiquement, le statut de victime confère de plus en plus à une identification identitaire groupale, portée par des revendications politiques militantes.

La souffrance individuelle se mue en moyen de pression collectif, devant lequel ne paraissent plus exister que deux issues sociales pour le moins manichéenne: l’adhésion ostentatoire ou le vilipendage public.

Attention d’ailleurs à ceux qui ne voudraient pas choisir un camp... la nuance fait peur car elle ne permet pas de catégoriser. L’angoisse !


Quant à celui qui tendrait à se montrer critique à l’endroit de ces positions victimaires, il s’attaquerait en fait aux valeurs collectives et ne pourrait donc recevoir que l’opprobre du groupe. N’ayant pas subi cette injustice, il ne pourrait comprendre l’effroyable ressenti des victimes et ne saurait donc être en position de discuter ce « réel ». L’émotion, seul argument non réfutable par un contre-argument, est ainsi rationnalisée pour légitimer l’accession à ce statut mérité (pour ne pas dire convoité).


Certains combats nécessaires perdent ainsi en force face à cette recrudescence d’injustices à faire valoir publiquement. Ce recours systématique à la notion de victime, pour toutes sortes de considérations que chacun jugera ou non pertinentes, et dans une certaine radicalité des discours, tend à nuire finalement aux nécessaires avancées sociales, en cristallisant les opinions en idéologies péremptoires.


« Etre victime » relèverait donc davantage d’une construction juridique, sociale et médiatique, que d’un processus psychique invalidant. Qu’un traumatisme en soit ou non à l’origine, cette conception désignerait finalement toute condition désormais perçue comme insupportable par notre époque - de la douleur physique en passant par la souffrance sociale ou psychologique.


C’est donc dans une dimension collective, que nos sociétés occidentales entendent désormais mettre en lumière les victimes, dont l’invisibilisation aurait été éhontément organisée, parfois durant des décennies, voire des siècles par des majorités oppressantes.

En témoignent les vagues de dénonciation massives à coup de #hashtags qui fleurissent sur la « toile » depuis quelques temps, dans une sorte de philosophie libératrice dont beaucoup se gargarisent, nonobstant l’existence du délit de diffamation et les potentiels enjeux que cela peut aussi recouvrir (vengeance, pouvoir, extorsion financière, voire délire de persécution dont j’ai encore eu un exemple flagrant hier).


L’intention bien-fondée de telles opérations pour lutter contre un silence et une connivence jugés insupportables n’est pas à remettre en question.

Pour autant, il conviendrait d’interroger autant la finalité que les conséquences dévastatrices de ces condamnations médiatiques démesurées et sans autre forme de procès.

Mais remettre en cause la réalité de la parole des victimes frise aujourd’hui l’indécence, comme si le scandale judiciaire de l’affaire d’Outreau avait été effacé de la mémoire collective. La victime autoproclamée est sanctifiée, intouchable. Gare aux malotrus qui rajouteraient volontairement du mépris à l’horreur subie, en questionnant cette prétendue réalité.


Avec toute la prudence qu’il faudrait donc pourtant avoir à l’égard de la véracité de toutes dénonciations, ouvrir la parole reste nécessaire, entendons-nous bien !

Mais cela ne doit être qu’une étape transitoire et non une fin en soi, sorte de porte-étendard identitaire duquel on ne sort plus, au risque de glisser dans la « victimisation ». Ce type de discours ne fait en effet que renforcer les postures d’opposition et d’apitoiement, l’autre devenant finalement toujours le fautif, dans une spirale incessante, nous empêchant finalement de redevenir sujet et acteur de notre vie.

Or, dans une société où la victime est portée aux nues, à l’image des saints et des martyrs, objets de vénération d’antan, il demeure valorisé de montrer sa souffrance et d’obtenir en retour une compassion bien méritée.


D’ailleurs, pour faire appel aux capacités empathiques de l’autre, la mise en scène de cette douleur en est un levier indispensable. Celle-ci ne peut pas se construire uniquement dans le langage, au risque de perdre l’effet d’indignation recherché, moteur essentiel des stimuli réactionnels.

C’est en cela que l’image, en tant que vecteur émotionnel universel (et donc par extension les médias, réseaux sociaux compris), joue un rôle prépondérant dans la construction de cette position victimaire.


Argument de poids souvent mis en exergue, la nécessité absolue à être reconnu en tant que victime, condition a priori inéluctable pour accéder à une possible reconstruction, me semble être cependant une considération bien trop réductrice et simpliste… Comme si cette étape symbolique et le processus de réparation psychique ne pouvaient passer que par le système judiciaire et l’approbation médiatique. Si cela participe parfois à soigner le trauma, cette reconnaissance n’est toutefois jamais suffisante pour retrouver une certaine paix intérieure.

Ne jurer que par la reconnaissance de ce statut, c’est réduire une question aussi complexe à la simple triade « victime/agresseur/sauveur », loin de résoudre la souffrance engendrée. Or l’acceptation et le pardon, finalités indispensables du soin, se moquent bien du quand-dira-t-on puisqu’il s’agit exclusivement d’un travail introspectif.

Cette reconnaissance sociale ne peut donc se suffire à elle seule pour « guérir » et sortir de ce statut d’objet, généré par l’impuissance vécue.

Se reconstruire se fait tout autrement et n’a pas nécessairement besoin de ces condamnations « à la petite semaine ».


Celles-ci sont probablement plus prompts à nous donner bonne conscience, en nous targuant de notre humanisme, qu’à résoudre le problème, tant du coté de l’agressé que de l’agresseur.

Leur interrelation est bien plus souvent entremêlée que ce que notre pensée instinctivement manichéenne tendrait à nous laisser croire, dans une perspective salutaire inconsciente d’apaiser le caractère angoissant propre à toute violence.


Camille Hamel

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