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Le mythe de l’innovation sociale, de la nécessité aux faux-semblants.

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Depuis un certain temps déjà, semble s’inscrire dans les préoccupations et le discours managérial une notion de créativité qu’il convient d’interroger. Sorte d’argument irréfutable pour tenter de faire vaciller la résistance au changement de l’intervenant éducatif, il y aurait, nous assure-t-on dans un prosélytisme dogmatique, une impérieuse nécessité à innover, à être « disruptif », pour réinventer le travail social de demain.


Derrière cette injonction à l’acception positive indéniable, pouvons-nous toutefois douter de la sincérité d’une telle ambition ?

Créativité, Innovation. Des termes assurément porteurs de promesse et d’espoir, qui ne peuvent susciter l’indignation. Si ce n’est que l’utilisation abusive d’une terminologie positive contribue aussi à éteindre notre vigilance.


Si l’innovation a toujours été un élément indispensable à l’évolution de notre espèce et qu’elle constitue une démarche incontournable dans le champ des sciences humaines pour répondre aux mutations constantes de nos sociétés, c’est avant tout sa finalité qui la rend légitime.

Or, loin de toute conception humaniste, l’innovation est de plus en plus affaire de rentabilité, fantasme de tout gestionnaire désireux d’améliorer les rendements, de réduire les temps de production, les coûts matériels et humains, et d’accroître les bénéfices nets.


S’il n’y a bien entendu rien de répréhensible à vouloir dégager une plus-value de tout travail, ou de tout investissement, sacrifier le bien-être humain sur l’autel de la cupidité est plus discutable.

Le taylorisme, comme le fordisme, méthodes scientifiques similaires sur certains aspects pour organiser et optimiser le travail industriel de masse, ont été des innovations conséquentes, qui ont radicalement transformées le paysage industriel du début du XXème siècle. Pour autant, l’effet aliénant et déshumanisant de ces modèles productivistes n’est plus à démontrer, en témoigne l’œuvre cinématographique « Les temps modernes », où Chaplin tourne en dérision cette rationalisation à l’extrême des tâches.

Mais tant que l’indicateur principal pour évaluer la bonne santé d’un pays restera la croissance économique, la question de la bonne santé des gens, notamment au travail, sera toujours quelque peu superflue.


C’est également au début du XXème siècle que sont apparues les prémices de la pensée managériale, le management n’étant, ni plus ni moins, que l’ensemble des techniques d’organisation des ressources permettant à l’entreprise d’atteindre ses objectifs.


Au cours de son histoire, le management a lui aussi connu nombre d’innovations, aboutissant à différents systèmes dont l’efficacité ne dépend que de l’effet escompté. Si la lutte syndicale et l’évolution du code du travail ont pour beaucoup été dans l’amélioration des conditions afférentes au travail humain, ces innovations ne semblent pas avoir eu la même visée empathique, en témoigne le Lean Management, système d’organisation industrielle mis en place par Toyota dans les années 50.

Le management 3.0 a d’ailleurs bien planché sur la question de la psyché et a finalement intégré que plus un salarié se sent reconnu et mis à contribution dans le projet de l’entreprise, dans les valeurs qu’elle défend, plus il sera efficace et volontaire à la tâche.


Bien que les nouvelles méthodes de management prônent, certes, une approche positive, bienveillante, participative, qui valorise les compétences du salarié (et qu’elles ne sauraient donc souffrir d’une critique injuste), nous ne pouvons que constater par ailleurs les efforts d’innovation sur le plan linguistique. Si ces questions sémantiques peuvent paraître bien mineures, les idées qu’elles véhiculent nécessitent qu’on leur prête une grande attention.

Depuis plusieurs années se substituent en effet aux mots à connotation péjorative, des termes plus avenants. A bas la question de la subordination, concept désuet et générateur de résistances et de luttes intestines. Exit le « salarié », voici donc venir le « collaborateur ». L’employé ne serait donc plus considéré comme un élément interchangeable mais comme un rouage essentiel de l’entreprise pour mener à bien ses objectifs.


Comme le démontre avec habileté depuis plusieurs années Franck LEPAGE, militant de l’éducation populaire, comment lutter contre certaines idéologies quand les mots qu’elles emploient à dessein véhiculent des représentations positives ?

A ce titre, un collaborateur ne se licencie plus… Il lui est offert la perspective d’une autre opportunité professionnelle épanouissante. Il faut positiver ! Il s’agit là en partie de la glorieuse méthode « coué », forme d’autosuggestion positive consciente pour répondre à l’injonction contemporaine du bonheur.


S’est aussi subrepticement installé tout un champ lexical relevant de la sphère du marketing, symbole révélateur s’il en est, de la façon de gérer le travail social aujourd’hui. « Appels d’offre, opérateur, démarche qualité, évaluation, référentiel, indicateurs, prestation, procédure, mutualisation, harmonisation, empowerment, diagnostic, standardisation, benchmarking, ajustement, guide des bonnes pratiques, processus, stratégie, rationnalisation, cohésion…etc. ». La liste est loin d’être exhaustive.


A travers cette magie des mots, même le plus obscur des tableaux pourrait renvoyer une illusion de clarté.


Ainsi, dans cette période d’austérité budgétaire que traverse le secteur social depuis bien plus d’une décennie, il y aurait finalement tout intérêt à utiliser le terme d’innovation pour masquer subtilement certaines tentatives palliatives, gouvernées par la nécessité de faire plus avec moins, tout en contenant l’implosion annoncée du système.

Pourtant, l’innovation dans le secteur social peut bénéficier d’une réelle légitimité lorsqu’à l’intention louable se greffe un apport financier cohérent. A ce titre, certains départements se penchent où se sont déjà penchés sur des expérimentations fort intéressantes et pertinentes pour répondre de façon plus adaptée aux besoins des personnes accompagnées.


Dans un secteur où les acteurs de terrain se sont transformées en opérateurs, en prestataires de service, résultat d’une posture équivoque sciemment construite au fil des années, et dont la préoccupation première consiste à décrocher des marchés publics, répondre à des appels d’offre, au risque de voir leur mission confiée à une entreprise plus compétitive, est-il encore possible pour elles de défendre sans ambages les valeurs qui les ont constituées ?


La création unilatérale de référentiels par les départements, sans aucune consultation avec les professionnels de terrain semble conforter l’idée que notre rôle en est réduit à la fonction de simple exécutant, transformant ainsi l’intervention sociale en une succession d’actes, dénués de réflexion. Cet engouement à construire parfois des nouveaux dispositifs (parce qu’innover c’est bien !) sans une once de réflexion concertée, met en lumière la contradiction entre priorités financières et réponses aux besoins humains.


Pourtant, nos actions ne sont-elles pas censées être portés par des valeurs humanistes fortes, telles que se targue l’ensemble des différents projets associatifs existants ?

A penser l’investissement financier sur le court terme alors même que le travail social requiert du temps, a fortiori avec le délitement des dispositifs de droit commun, il y a comme un antagonisme inconciliable.


Sans passer pour d’éternels cyniques désabusés, peut-on aller jusqu’à considérer que les nouveaux dispositifs envisagés ne seraient finalement que des réponses camouflées aux carences de moyens des départements, totalement dépassée dans la mise en œuvre des politiques publiques ?

Dans un contexte où il est nécessaire de faire toujours mieux, mais à moyen constant, on assiste ni plus ni moins à une manière de « déshabiller Pierre pour habiller Paul » … Pardon, d’être créatif, innovant !


Qui plus est, associer une stratégie de réduction artificielle des besoins et l’illusion de la promotion d’une avancée sociale pour justifier de plans d’actions restrictifs confèrerait presque au génie si ce concept n’avait pas déjà été usé jusqu’à la corde dans le service public pour légitimer les privatisations. « Quand on veut tuer son chien, on dit qu’il a la rage ! »

Mettre des pansements sur des jambes de bois devient une spécialité ultralibérale. Au nom d’une logique purement comptable, n’est-on pas en train de sacrifier délibérément une génération entière, appelée à être les travailleurs et citoyens de demain ? Sauf que demain se construit aujourd’hui !

Les valeurs portées par les associations ne sont pas destinées à n’être qu’un apparat, une jolie vitrine à présenter aux apparatchiks de la gestion. Elles se doivent d’être le fondement même de nos actions ! Ne pas les défendre lorsqu’elles sont attaquées de la sorte ne fait que mettre en lumière la question de la perte de sens du travail social et la supercherie de certains discours managériaux, qui s’apparenterait plus à de la propagande.


Au risque de contredire une formule condescendante récente, traverser la rue ne suffit pas à se sortir d’affaire, dans un monde concurrentiel et méritocratique établi, qui génère toujours plus d’exclusion.

L’idée sous-tendue par la ploutocratie en place étant celle du « quand on veut, on peut ! », on ne peut imaginer considération plus ignoble que cette maxime célèbre qui ne laisse aucune place aux plus faibles, dans le pays supposé des droits de l’Homme.

Or, pour permettre un développement plus harmonieux de l’enfant, seul compte le temps d’une relation secure et stable, nécessité de l’être qui échappe à toute logique de rentabilité.

Si l’opprobre ne peut être jeté sur l’ensemble des collectivités territoriales qui œuvrent auprès de l’enfance, nul doute que ces volontés de « dégraissage » par l’optimisation, se retrouve partout sous différentes formes. Nonobstant l’accentuation des inégalités de traitement entre les français du fait de la décentralisation, la réduction des dépenses publiques restent en effet un leitmotiv national. A charge pour les départements en fonction de leur politique locale de choisir où et comment ces coupes budgétaires nécessaires s’effectueront.


A l’instar des Etats-Unis où il est préférable de bien choisir son Etat avant de perpétrer un crime si on tient à éviter l’injection létale, en France, l’offre de soins, les dispositifs de protection, de prévention ou encore d’insertion, relève de la loterie résidentielle. Quant à la France d’Outre-mer, est-ce encore nécessaire de le mentionner, l’égalité républicaine d’accès aux soins et à l’éducation n’a finalement d’existence que sur les frontons des mairies.

Si les sciences sociales évoluent bien heureusement, les bases sur lesquelles elles reposent restent immuables. Les fondements conceptuels du travail social existent déjà et il n’est nul besoin de se réinventer constamment pour rendre nos pratiques plus « efficaces », quand la réponse aux problèmes se situe surtout dans les économies substantielles réalisées.


Créativité, Innovation…avec ces deux seuls petits mots, utilisés à mauvais escient, dans une logique de rentabilité à l’hypocrisie décomplexée, il apparait en somme possible de poursuivre la mise à mal de nos sociétés humaines sans qu’une once d’indignation et de protestation ne puisse émerger et s’organiser. Ne nous trompons donc pas quant à ce qui nous est survendu comme une évolution nécessaire de nos pratiques professionnelles.


Car c’est bien de l’usage subtil des mots que naissent les idéologies et les mutations sociétales profondes. Révolution ou oppression, cette inclinaison ne dépend que de notre vigilance. Négliger ces combats, aussi petits fussent-ils, par économie intellectuelle provoque la mort de l’esprit critique, et par extension un danger liberticide.


Camille Hamel

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