L’envahissement des écrans au quotidien : Quelles incidences nouvelles dans l’accompagnement social
- educ-emoi76
- 19 juin 2021
- 14 min de lecture

Formidables outils de communication, d’information et de divertissement, les écrans occupent désormais une place prépondérante dans notre quotidien, tant privé que professionnel. Le développement de réseaux de communication permettant un traitement rapide des informations numériques ; nos capacités à miniaturiser de plus en plus, tout en démultipliant les capacités de stockage et la puissance des processeurs, ont permis d’imposer au fur et à mesure l’utilisation informatique dans quasi tous les pans de notre vie. Grâce à ces évolutions technologiques majeures, une omniprésence digitale et une forme de dépendance s’est installée à la vitesse de l’éclair, transformant irrémédiablement notre façon de vivre, à tel point que se pose souvent la question du « comment faisait-on avant ? »
Dans cette révolution technologique sans précédent, un outil inventé en 1876, a traversé les décennies pour condenser aujourd’hui une multitude de possibles à portée de doigt. Ce n’est d’ailleurs pas tant le téléphone, en tant que moyen d’interrelation, que l’objet Smartphone, qui est devenu un prolongement corporel, sorte d’appendice de notre main et complice indissociable de nos pouces opposables.
Toutefois cette rapidité d’évolution a inévitablement impliqué une mutation aussi abrupte que furtive de nos mœurs, à nos corps défendant, chose qui nous est bien plus lente et difficile à appréhender. A peine avons-nous le temps d’en saisir l’usage et les dangers que les pratiques changent déjà.
Avec l’apparition du premier iPhone en 2007, le Smartphone a connu ces quinze dernières années une démocratisation de son usage, du fait d’un coût grand public plus accessible, conjugué au développement d’un réseau 3G/4G/WIFI relativement performant, aux tarifs mensuels de plus en plus concurrentiels.
Ce processus a permis l’essor fulgurant d’une multitude de réseaux sociaux, plateformes dont la stratégie commerciale s’adresse de plus en plus aux adolescents, futurs consommateurs de demain.
L’internet et les ébauches de réseaux sociaux étaient en effet jusque-là dévolus et circonscrits à une utilisation sur l’ordinateur familial, alors davantage contrôlable. En permettant une portabilité de ces réseaux sociaux à toute heure du jour et de la nuit, dans le creux de la main, les innovations technologiques de la téléphonie ont toutefois modifié notre rapport à l’objet, dans une forme de dépendance accrue. Si son utilisation par le biais d’applications diverses, offre une ouverture au monde sans limites, cette porte vient aussi cultiver plus facilement une approche narcissique de plus en plus avide, dans cette ère du Selfie normalisé.
Si pour les plus anciens d’entre-nous, il suffisait « simplement » aux parents de surveiller les quelques textos et conversations MSN, puis l’utilisation de MySpace et de Facebook… l’apparition de multiples plateformes d’échanges (Instagram, Snapchat, You Tube, Tik Tok, Twitter, Periscope, Whatsapp, Twitch pour ne citer qu’eux), rend la tâche de contrôle et de préservation de la vie privée désormais quasi impossible, à moins de prohiber l’outil lui-même, où d’installer un logiciel espion.
Quant à la prévention, si elle reste nécessaire avant toute chose, son effet s’en trouve relativement limitée au regard de la vitesse d’évolution de cette pratique sociétale. Les dérives ne sont bien souvent appréhender qu’après coup, au regard notamment de l’ingéniosité dont font preuves certains individus malveillants. Tout va trop vite ! Les parents se retrouvent rapidement dépasser par ces nouvelles formes de lien sociaux.
Pour autant, si cette utilisation prend une place considérable dans les relations, les pratiques de loisir et les discussions amicales, nul ne peut nier la nécessité viscérale pour tout adolescent à « faire partie de son groupe de pairs », de vivre avec son temps pour ne surtout pas en être exclu, quitte à se confronter violemment aux valeurs générationnelles parentales.
Dès lors, si l’interdire durant l’enfance se fait sans difficultés majeures, que faire quand la demande des adolescents devient légitime et pressante ? Différer le désir constamment n’étant plus possible, d’autant que le cellulaire rassure aussi le parent dans la prise d’indépendance naissante de son enfant, une première réaction parentale commune serait sans doute de vouloir surveiller de près et d’accompagner cette utilisation nouvelle, afin d’en prévenir ses dangers intrinsèques.
Or, jusqu’où, dans un souci de protection, les parents peuvent-ils faire ainsi effraction à l’intimité et au nécessaire jardin secret de leurs enfants ? Difficile réponse pour une question qui ne l’est pas moins, cette évolution sociale amène de nouveaux facteurs de tensions et d’incompréhension, dont les enjeux éducatifs sont importants.
Dans notre travail éducatif se pose ainsi de plus en plus cette question, certains parents se montrant d’ailleurs plus alertes qu’auparavant sur ce sujet. Nombreux font d’ailleurs déjà parti de cette génération « Smartphone ». S’ils peuvent davantage en mesurer les bienfaits et méfaits, une forme de banalisation peut également apparaitre, tenant probablement au décalage dans la considération de leurs besoins et perceptions, par rapport à ceux de leurs enfants.
Force est de constater que certains parents n’ont que peu ce souci là. S’ils limitent peu l’utilisation des écrans, en en ayant eux-mêmes une consommation accrue, la correspondance des contenus avec l’âge des enfants est bien souvent défaillante, tant par méconnaissance/banalisation, que par manque d’énergie, carence d’autorité, indisponibilité physique ou psychique.
Les réseaux sociaux (et principalement Facebook) ont tendance à alimenter par ailleurs les conflits familiaux élargis. En cause, le manque de discernement quant à ce qui relève de la sphère privée/publique ; les listes d’amis/connaissances à rallonge ; et le dévoilement intempestif sur ces espaces d’expression de tout ce qui peut nous émouvoir. L’étalage des joies, des peines comme des « coups de gueule » se fait impulsivement, sans aucune réflexion quant à leur portée. Les conflits se règlent ainsi sur la toile et en dehors, pouvant parfois prendre des propensions violentes.
Des publications parfois sulfureuses, polémiques, qui relèvent en somme d’un élan pulsionnel, d’un passage à l’acte scriptural peuvent avoir des effets dévastateurs à retardement. Les écrits restent et ne donnent que peu droit à l’oubli et à l’erreur. Portées par une philosophie de la « Cancel Culture » (fait de dénoncer publiquement des gens sur des propos ou pseudo-comportements jugés problématiques, en vue de leur ostracisation médiatique), des milices auto-constituées de la pensée numérique se chargent avec une ferveur insoupçonnée, de déterrer le moindre tweet répréhensible, même si son existence remonte à plusieurs années et que vous en aviez oublié la teneur de la bêtise et sa présence dans la sphère publique. Des personnes à la notoriété variable se font régulièrement lyncher médiatiquement sur la toile, où la délation n’a d’égale que la puissance du fantasme illusoire d’une perfection et d’une pureté absolue de l’être humain, dans ce qu’il doit donner à voir. La mouvance des hashtags de dénonciation, si elle permet certes de libérer la parole, se fait dans une violence et une absence d’élaboration manifeste préjudiciable à tous. La justice sociale est en marche et n’a que faire de la vérité ou de la repentance. Accusés et coupables se confondent face au bûcher moderne des hérétiques.
Dans le même esprit, des salariés se font également licenciés de temps à autres pour des propos peu valorisants tenus à l’égard de leur employeur, rapporter par des amis qui vous veulent sans aucun doute du bien. Ce qui est privé ne l’est plus dès lors qu’il s’agit d’internet et cette perception n’est encore que peu conscientisée.
Le téléphone portable étant un élément incontournable de nos vies, il en devient d’autant plus aisément source d’anxiété et de violence. Si la question du harcèlement par appels, SMS, ou mails incessants n’est en rien une nouveauté, l’extension des capacités de stockage des téléphones et des serveurs, ainsi que les progrès technologiques concernant la captation de vidéos, permettant une diffusion facile et en temps réel, ajoute une dimension supplémentaire dans l’atteinte à la personne.
Cette possibilité technique a ainsi généré l’émergence de nouvelles formes de violence, regroupées sous l’appellation de « cyber-harcèlement ». Un nombre non négligeable des adolescents que nous accompagnons, au profil individuel et familial souvent plus vulnérable, subissent ou sont auteurs de violences en réunion filmées, entrainant traumatismes ou poursuites judiciaires notables. Ces vidéos compromettantes deviennent rapidement virales sur les réseaux sociaux, sans que les auteurs n’en mesurent d’ailleurs toujours les conséquences dramatiques.
A la violence première s’associe finalement une humiliation sociale difficilement surmontable, surtout à une période de la vie où la question de l’apparence est primordiale, avec une finalité parfois funeste.
Il serait naïf de penser que cette violence par portables interposés ne touche pas les adultes, l’immaturité n’étant à priori pas une composante de ce fonctionnement quand il s’agit de blesser l’autre ou de prouver sa bonne foi. L’instrument devient alors objet d’instrumentalisation. Ainsi, des conflits conjugaux filmés à l’insu de l’autre, en passant par la mise en scène filmique des enfants dans des contextes chaotiques de séparation, le téléphone portable, dans les aptitudes techniques qu’il offre, devient source de manipulation parentale forte intéressante, dont nous travailleurs sociaux, sommes régulièrement mis à témoin. Notre rejet de ces tentatives d’alliance et d’instrumentalisation est d’ailleurs souvent mal perçu par les parents, qui y voient pourtant là la preuve irréfutable de l’indignité de l’autre parent.
Dans la même veine, il arrive de temps en temps que des enfants, pris dans un conflit parental massif, utilisent leur téléphone pour contacter l’autre parent, chez qui ils ne se trouvent pas, afin de trouver un appui qui pourrait leur permettre de se soustraire à l’autorité du parent gardien, ou à ses défaillances. Les enfants viennent ainsi alimenter le conflit, en rendant témoin, voire en faisant intervenir directement le parent dans le cadre éducatif posé par l’autre.
Au-delà de ces utilisations qui portent atteinte à l’intégrité des personnes, le téléphone portable, dans son usage plus traditionnel, vient également complexifier nos missions de protection. Des enfants placés (que ce soit chez des Tiers Digne de Confiance, en MECS ou en Famille d’Accueil), qui bénéficient parfois uniquement de liens médiatisés avec leur père ou mère, peuvent ainsi parfois dialoguer en cachette avec eux, et se retrouver potentiellement malmenés ou tiraillés par des injonctions et du chantage affectif. Ce lien virtuel permanent peut ainsi rendre plus difficile leur protection, dans la mesure où il vient faire irruption à ce cadre voulu stabilisant.
Enfin, l’usage galvaudé des écrans amènent trois dangers, qui bien que connus restent trop souvent minimisés. Ceux de l’exposition intime, de l’addiction et de la croyance.
Des différences générationnelles ont émergées dans la consommation de contenus vidéo. Si les plus anciens préfèrent souvent rester tributaires du programme télévisuel fourni par les quelques chaines historiques, que la génération du milieu a accueilli à bras ouvert les plateformes de streaming et l’ère du Binge-watching, les adolescents semblent, quant à eux, visionner de moins en moins de films et de séries au profit de vidéos courtes, mettant en scène la vie privée de ceux qui les diffusent, de façon racoleuse. Leur contenu plus ou moins approprié et qualitatif suscite une forme de voyeurisme décomplexé, dans un enchainement inlassablement infini.
Les Ring-Eye s’invitent même au pied du sapin, cadeaux à double tranchant pour nos chers bambins. Libres de s’adonner par mimétisme et identification aux joies de la vidéo d’influence amateur, ils peuvent notamment danser et/ou chanter, entres autres activités mettant en scène leurs corps, devant le regard d’inconnus, quitte à s’exposer à des commentaires parfois cruels et violents.
Qu’importe tant que les « likes » suivent… mais s’ils ne suivent pas ? Quelle conclusion tirer de leur flux fort variable quand on connait le caractère très aléatoire des algorithmes sur le plan de la visibilité des publications ?
Le regard de l’autre devient vecteur exclusif d’une valorisation narcissique « jusqu’au-boutiste », qui pousse parfois à la mise en danger, pour assurer une libération de dopamine salvatrice et de plus en plus indispensable. A l’instar des émissions de téléréalité qui scénarisent des conflits à outrance, pour alimenter dans une forme de fascination de la violence, nos pulsions libidinales, ces vidéos amateurs se doivent d’avoir quelque chose d’impactant à vendre pour éviter tout « scrolling » précoce, qui réduirait à néant l’effort de production.
Les jeux vidéo subissent eux-aussi une nécessaire évolution des pratiques. Alors que l’aspect convivial et temporellement fractionnable ont été durant longtemps des dominantes de leur utilisation, place est faite désormais aux jeux individuels sans fin, que seule la lassitude vient finalement interrompre. Place aux applications « free-to-play » qui comblent chaque petit moment d’ennui, tout en instaurant une logique de « pay-to-win », engageant insidieusement les joueurs à se connecter le plus souvent possible et à, autant que faire se peut, dépenser de l’argent pour évoluer plus rapidement. Cette stratégie de fidélisation qui existe depuis longtemps sur pc, notamment avec le titre phare « League of Legend », commence d’ailleurs à prendre également sur console de salon avec l’intronisation du jeu online multi-joueurs « Fortnite » en 2017, dont le succès mondial est indéniable.
Si de base, le jeu est gratuit, chose encore rare sur ce type de plateformes, les développeurs poussent parallèlement à la dépense excessive, par le biais d’achats intégrés parfaitement optimisés, dont l’utilité reste purement cosmétique pour agrémenter l’expérience de jeu et flatter l’égo.
Ces micro-transactions répétées peuvent finalement poser un réel problème. L’addition s’est en effet révélée salée pour nombre de parents qui avaient eu la mauvaise idée d’enregistrer leur carte bancaire dans le système, ou tout du moins de la laisser trainer malencontreusement.
Les développeurs incitent également à une connexion récurrente par la logique de missions et de récompenses à heures précises. Plus on joue, plus on peut être le meilleur et donc exister aux yeux de la communauté pour une qualité personnelle, qui semble plus difficile à mettre en œuvre dans la réalité. La transposition de son identité dans un personnage fictif sans failles offre également à l’adolescent une manière d’exister en dehors de ce corps pubère changeant, avec lequel il est peu à son aise pour construire des relations sociales.
Certaines consoles de salon privilégient depuis quelques années le jeu en réseau. La majeure partie des jeux développés se jouant désormais en individuel, ils ne génèrent plus que des liens purement virtuels. Les jeunes se réunissent de moins en moins dans des espaces communs pour jouer ensemble. Tout se fait à distance par casque/micro interposé. Comment convaincre un adolescent de sortir voir ses amis quand ceux-ci sont également cloîtrés dans leur chambre pour jouer. S’il s’agit certes d’amitiés qu’on pourrait qualifiées de virtuelles, ce lien social nouveau existe pourtant bel et bien et ne doit pas être sous-estimé ou supprimé. S’il est indispensable, peut-il être une finalité suffisante cependant ? La tâche des parents pour réguler cela s’avère bien complexifiée, d’autant plus quand ils sont eux-mêmes pris dans cette forme de divertissement.
Certes, si l’addiction aux jeux vidéo préexistait à cette philosophie de jeu, cet engrenage tend à accentuer la difficulté à la déconnexion. Associée à un contexte sanitaire, limiteur d’interactions sociales, qui perdure, cette addiction génère de plus en plus d’isolement, de désocialisation, de troubles du sommeil, de pertes de capacité d’attention et d’échec scolaire. Cette utilisation ludique déraisonnée participe à couper la pensée pour se protéger d’une dimension de plus en plus anxiogène du réel.
Ce besoin irrépressible de consommation se prête aussi au téléphone, dans cet engouement du lien à l’autre. J’ai le souvenir d’une jeune fille, âgée de 16 ans, qui effectuait un apprentissage en vente dans une enseigne de prêt-à-porter. Elle m’avait confié ne pas pouvoir s’empêcher de se cacher régulièrement entre les rayonnages de vêtements pour répondre à ses amies. Elle était dans une incapacité douloureuse à mettre ce lien en pause. Ne pas répondre générait un stress important, ses copines pouvant lui reprocher son manque de réactivité et l’interpréter comme un rejet ou un abandon. Ce fonctionnement semble caractériser un trouble primaire anxieux de l’attachement, où différer le lien n’est plus possible car il viendrait signifier une perte.
Un peu comme cette personne que l’on connait tous, et qui s’offusque que nous ne répondions pas à ses appels dans l’immédiat. Avoir un téléphone portatif s’apparente par glissement logique à être joignable en permanence, dans cette mouvance du « tout, tout de suite, sans frustration » qu’alimentent les publicitaires et autres experts en marketing.
Face à cette transformation de la téléphonie et de la consommation vidéo, les parents apparaissent de plus en plus décontenancés et démunis, quand ils ne sont pas eux-mêmes pris dans cette spirale, la réponse purement privative ne pouvant répondre favorablement à ce besoin devenu viscéral. Si certains craignent le LSD et autres molécules psychotropes, nous devrions prêter davantage attention au deal légal du LCD.
Si ces changements modifient inéluctablement la façon dont les jeunes structurent aujourd’hui leur sociabilité, il nous appartient d’en comprendre tous les aspects en se délestant de nos valeurs nostalgiques du « c’était mieux avant », afin de bien en mesurer les enjeux et de pouvoir accompagner cette dynamique nouvelle.
Car chaque génération vit avec son temps et ses avancées technologiques. Fustiger cela nous confère juste au statut de « vieux con ». Bien que cette « étape » soit malheureusement nécessaire pour permettre à l’adolescent, en pleine période structurelle de troubles oppositionnels, de se séparer de nous, en construisant sa propre identité, rejeter ce qui nous apparait nouveau et abscons ne permet pas de prévenir et protéger au mieux nos enfants.
La façon de s’informer par exemple, de suivre l’actualité, se fait également différemment. Principalement accessible sur internet par le biais du téléphone, les médias de masse traditionnels, qu’ils soient sous support papier, radiophonique ou télévisuel, sont délaissés, voire honnis par la jeune génération, au profit d’une information numérique indépendante qui se voudrait plus véritable. Mais ce medium alternatif vient également alimenter le conspirationnisme ou l’endoctrinement, par le fait que l’information se prend de plus en plus individuellement, au sein d’un groupe donné, et qu’elle fait ainsi de moins en moins débat au cœur des familles. Cette absence de confrontation de points de vue divergents appauvris inévitablement la réflexion. Le réel devient image, cette dernière prenant alors sa place. Si informer consistait au départ à rendre compte du monde et à questionner des sujets fondamentaux, il s’agit désormais de montrer, de mobiliser du temps d’antenne, même quand il n’y a rien à dire. L’image se fait message et crée finalement la communication, plus que l’information elle-même.
Sans verbalisation, ces images bruts ou orientées, décontextualisées et inexpliquées peuvent devenir source de traumatismes, en venant faire effraction dans le « moi » (instance imaginaire défensive de notre personnalité, partie la plus consciente de notre être qui vient faire l’équilibre entre nos pulsions (ça) et l’intériorisation des interdits parentaux (surmoi)).
Face à un monde perçu comme réel au travers des images, alors qu’il n’en est qu’une représentation subjective et tronquée, choisie par d’autres, « voir » doit nécessairement se transfigurer en mots, pour « comprendre ».
Car si l’écrit reste toujours sujet à critique, à interprétation et à débat, l’image, elle, semble indiscutable et tend à faire confondre vérité et réalité subjective, telle que nous la percevons avec nos sens et notre intelligence.
A une heure où le deepfake est à la portée de tous par le biais d’applications grand publique aux résultats bluffant (Zao, doublicat, reface…etc.), l’information et notre possibilité à la penser s’en retrouvent totalement biaisées. Ces trucages informatiques basés sur l’intelligence artificielle sont de plus en plus élaborés, rapides et confondants de réalisme. Bien que leur utilisation relève pour l’instant plus du divertissement, le réel danger réside dans la possibilité de faire dire tout ce que l’on veut à n’importe qui.
A voir la vitesse à laquelle les croyances se fondent, le manque d’efforts intellectuels manifestes pour recouper l’information donnée, et le pouvoir de conviction de sa viralité, l’ignorance devient paradoxalement la résultante de ce puits de connaissances sans fin qu’est internet.
Tout devient vérité, à partir du moment où le soutien est suffisamment appuyé, même s’il est faussement étayé. Le savoir et la science sont devenus religion. Le prosélytisme l’emporte sur le fait.
A l’aune de tous ces dangers, notre travail d’accompagnement, et d’autant plus la création de la relation éducative, avec les adolescents tient à la nécessaire adaptation de nos pratiques à leur univers. Le téléphone portable, encore étonnamment absent de certains services de milieu ouvert, permet pourtant d’entrer en relation et de maintenir un lien plus efficient avec les jeunes, plus adeptes du SMS que de l’appel téléphonique sur une ligne fixe, où accueillis par la voix douce et suave d’une secrétaire, cette dernière aura de toute façon toutes les peines du monde à nous trouver dans notre bureau.
Pour finir, à moins d’une réflexion personnelle sur la question, souvent concordante avec ce que les écrans représentent dans notre vie privée, il est notable de constater que la question de ce médium « écran », dans ce qu’il induit en termes de risques, comme de potentialités n’est encore que peu abordée sur le terrain, au-delà des quelques connaissances sommaires évidentes (« les écrans avant 3 ans, c’est mal !»), plus susceptibles d’enfoncer des portes ouvertes que d’encourager une réelle réflexion et un travail de prévention plus constructif.
Les formations intra-associatives concernant ce sujet en constante évolution sont notoirement absentes, ou tout du moins peu représentées. Par manque de formateurs ? Par manque de considération à cet égard ? Du fait que le temps de la pensée soit bien plus lent que celui de l’évolution de ces pratiques ?
A voir les retards considérables pris par les institutions dans ce virage numérique, que ce soit dans un apport matériel qualitatif (souvent relégué au moins onéreux) ou théorique (certains collègues savent encore à peine utiliser un ordinateur ou leur Smartphone à titre personnel, sans exagération), la réponse se trouve assurément dans ces écueils. Il serait donc plus que temps de se mettre à la page, ou plutôt à l’onglet, réinventer nos pratiques passant notoirement par cette considération, dans notre adaptation à ce monde qui se renouvèle sans cesse dans ses outils pour obtenir les mêmes finalités archaïques : le pouvoir et l’ignorance.
Camille Hamel
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