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Le non-essentiel

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Est récemment apparu dans la litanie gouvernementale un terme étrange, tant dans son concept que dans sa structuration, pour justifier de l’ouverture ou de la fermeture des lieux accueillant du public. « Non-essentiel ». Force est de constater que cette assertion provoque le débat. Ce mot s’oppose, nous l’aurons aisément compris par sa forme négative, à ce qui est essentiel à notre vie. Toutefois, ce choix de terme soulève deux interrogations.


La première, sur un plan linguistique, serait d’appréhender la raison de cette propension à l’inclusion du non dans les séquences nominales ou adjectivales, plutôt qu’à l’utilisation directe d’un antonyme. Notre langue semble pourtant suffisamment riche lexicalement pour en trouver aisément tels que : dispensable, accessoire, optionnel, secondaire, annexe.


Pour marquer l’opposition, il apparait de plus en plus opportun d’accoler le « non » de la négation à un vocable plutôt que d’en utiliser un différent. Se retrouvent donc dans le discours public les termes de : non-respect du confinement plutôt qu’irrespect ; commerces non-essentiels plutôt qu’accessoires ; non-ouverture au public plutôt que fermeture ; sortie non-autorisée plutôt qu’interdite ; et plus généralement : non-violent/pacifique, non-voyant/aveugle, non-croyant/athée-agnostique. La liste est probablement longue.


D’aucuns balaieraient cette pinaillerie sémantique (pour ne pas dire non-essentielle). Il serait pourtant de plus en plus important de prêter attention aux plaidoyers de nos experts en communication. Cette adjonction d’un préfixe négatif à un terme pour désigner son contraire n’est en effet pas sans rappeler une nouvelle fois une des particularités de la Novlangue, dont l’intérêt est de supprimer les nuances de la langue, pour empêcher la pensée.


Si la psychanalyse est un aficionado de ces petites manipulations langagières particulières (non-moi, non-dits, non-savoir), l’idée ici présente pourrait-elle être de renforcer symboliquement l’autorité du gouvernement par cette propagation lexicale du « non », comme signifié de la fonction paternelle, limitatrice de jouissance ?

Quoi qu’il en soit, toute négation présupposant l’existence d’une affirmation, ce « non » invite finalement à renforcer la valeur du second terme qui lui est adjoint (ex : respect, essentiel, violent…etc.), à souligner l’idée qu’on veut appuyer. Pour le linguiste Oswald Ducrot, les énoncés affirmatifs et négatifs sont dissymétriques car « l’affirmation est présente dans la négation d’une façon plus fondamentale que ne l’est la négation dans l’affirmation ».


En outre, cette opération de simplification linguale « mot / préfixe négatif-mot » permet de ne conserver dans l’idiome qu’une formulation binaire recherchée. Ce procédé tend ipso facto à cultiver ce principe de dichotomie, fort pratique dans la rhétorique politicienne du « si vous n’êtes pas pour, c’est que vous êtes contre ! » qui forclos tout débat d’idée.


Diviser pour mieux régner, désigner un ennemi commun pour détourner les masses d’une vérité risquée…Sans vouloir verser du côté des thèses complotistes, ces stratégies sont connues et toujours aussi efficaces pour poser les bases d’une soumission librement consentie. Les pauvres, les assistés, les jeunes, les délinquants, les manifestants, les grévistes, les gilets jaunes, les bénéficiaires de régimes spéciaux, les musulmans, les étrangers, les migrants, la gente masculine, la police, la finance, les lobbies, les politiciens, les juifs…etc. Choisissez quel bouc émissaire pourrait faussement vous spolier, les médias fétichistes du « breaking news » feront le reste.


Enfin, la seconde question qui se pose, et non des moindres, découle de la définition même de ces commerces dits « non-essentiels ». Les choix adoptés par le conseil de défense de maintenir fermés les différents espaces de culture, de loisirs, de détente, alors même que les lieux de consommation et les transports en commun restent allègrement ouverts, peuvent nous interroger.


Comment comprendre qu’on interdise aux troupes de théâtre de jouer, même avec un protocole sanitaire rigoureux, pour la sécurité tant du public que des intermittents, alors qu’on autorise les championnats sportifs professionnels à reprendre leur activité ? Il est vrai que des sports de contact tels que le football, le rugby ou le basket n’exposent aucunement les protagonistes…En témoignent les nombreuses défections chaque semaine suite à des contaminations importantes. Il est vrai que ces activités économiques brassent cependant nettement plus de capital et d’impôts sur le revenu et sur les sociétés. L’argent et la santé…une relation qui restera perpétuellement déséquilibrée tant que l’indice du bonheur dépendra de la croissance économique.


Donc, le caractère non-essentiel de ces activités légitimerait décemment cette décision arbitraire de privation. Cette question apparaît pourtant purement subjective, au regard des besoins très différents ressentis d’un individu à l’autre! Nos quelques têtes bien-pensantes sauraient donc pertinemment ce qui est essentiel à la vie humaine, ce qui relève d’un indispensable absolu ?

Le reproche ne réside pas dans le fait que des choix aient dû être opérés, mais dans le fait qu’en dehors de leur incohérence, ils n’aient été soumis à aucun vote parlementaire. Prétendre un état de guerre pour se passer de ces atermoiements démocratiques pourrait s’entendre…Mais au regard de notre vitesse inouïe pour inoculer ce vaccin, cette dernière assertion tourne au ridicule.


Quant à considérer l’être humain comme un simple réceptacle à nourriture, dont l’utilité principale, une fois ses besoins primaires satisfaits, est de produire et consommer ces mêmes objets, sensés lui apporter la jouissance, nous ne pouvons que louer leur grande clairvoyance.

Or, bien que cette spirale de consommation déraisonnée existe assurément, l’être humain aspire depuis toujours, pour peu qu’on lui en offre la possibilité, à une autre forme de satisfaction et d’épanouissement, dans une quête d’élévation de l’esprit.

Si l’art existe depuis la préhistoire de façon protéiforme, il s’agit donc assurément d’un vecteur indispensable à notre existence. L’art nous différencie de l’animal en cela qu’il n’a aucune utilité pragmatique. Quand la survie demeure la préoccupation essentielle de l’espèce animale et que chaque acte et chaque pensée est orientée dans cette optique, est-il judicieux de ne nous réduire qu’à cette fonction primale, en cas de danger sanitaire ?


L’art est essentiel justement parce qu’il est non-essentiel à notre survie, parce que c’est son caractère superflu qui fait notre humanité.

Quant aux interactions sociales (que les bars, les restaurants et les lieux de culture favorisent par ailleurs), même les animaux en ont une nécessité vitale. Excepté un besoin affectif indéniable, c’est grâce aux interactions sociales que l’être humain apprend et développe son cerveau.


Si l’on peut comprendre, au regard de l’argument économique déployé, que la productivité et la consommation soient des vecteurs essentiels de stabilisation de nos sociétés humaines, maintenir fermer ces lieux de culture et de détente, lieux d’exposition au virus tout aussi risqués, s’entend donc plus difficilement. Consommer et sommer d’être con, est-ce là la seule attente ?


Les régimes dictatoriaux ou fondamentalistes ont compris depuis bien longtemps l’impact de la culture dans nos sociétés, en cela qu’elle constitue les prémices d’une pensée subversive difficilement maitrisable. Une propagande savamment orchestrée ne suffit pas à éteindre l’esprit de révolte des classes dominées, qui pourrait poindre. Brûler les livres et les œuvres d’art, annihiler la richesse intellectuelle accumulée au fil des siècles, est l’étape indispensable à la construction d’une pensée unique dirigée, à même de pérenniser le despotisme en place et la hiérarchie de pouvoir instaurée.

Quand les nuances et le subversif s’étiolent, toute idée d’opposition est tuée dans l’œuf, par là-même que la flamme de la révolte ne peut plus être alimentée.

Karl Marx a souligné très justement, en son temps, un point indispensable à la compréhension du fonctionnement des groupes humains : « L’histoire de toute société jusqu’à nos jours est l’histoire de la lutte des classes », puis d’ajouter « Homme libre et esclave, patricien et plébéien, baron et serf, maître de jurande et compagnon – en un mot, oppresseurs et opprimés en perpétuelle opposition, ont mené une lutte ininterrompue, tantôt secrète, tantôt ouverte et qui finissait toujours, soit par une transformation révolutionnaire de toute société, soit par la ruine commune des classes en lutte. »

Maintenir une société hiérarchisée entre classe supérieure / classe moyenne / classe inférieure est essentielle car elle confère des distinctions et des privilèges. Cette société n’est possible que sur la base de la pauvreté et l’ignorance, qui ont ainsi une fonction existentielle. L’inégalité permet donc de garantir la civilisation.


Partant de ce postulat, la création artistique et intellectuelle prend tout son sens dans la lutte contre l’oppression. Au-delà d’un mouvement vers l’autre, elle est en cela opportune qu’elle laisse rarement indifférent. Si elle est universelle, elle n’est par essence pas unanime. L’art plaît autant qu’il déplait. Il émeut, rend dubitatif, pantois. Il inspire ou divise. Il interpelle, choque parfois, mais il provoque le débat. La création au sens large bouscule les mœurs et l’ordre établi. Par son caractère potentiellement subversif, elle est une voie vers la réflexion, l’évolution, la transcendance, autant qu’elle est un marqueur temporel de notre humanité.


Pouvoir user d’une pensée critique étant une condition sine qua none de toute démocratie, sans débats contradictoires possibles, elle n’en aurait que la forme et ne serait ni plus ni moins qu’un régime autoritaire élu légalement. La culture est donc aussi essentielle qu’elle est dangereuse pour le totalitarisme.

Au XXIème siècle, brûler des livres manquant cruellement de subtilité, fermer les bibliothèques et occuper les esprits en cultivant la peur et le désir apparaît comme une stratégie plutôt pertinente à bien y regarder. Dominer discrètement le peuple en maintenant l’illusion du libre-arbitre est un exercice autrement plus distingué et efficient.


Pour reprendre une citation qui avait choqué en son temps, le but assumé des médias est de « vendre du temps de cerveau humain disponible » à leur financeur, l’ogre publicitaire dont le savoir faire en matière d’exploitation de nos pulsions libidinales n’est plus à prouver. Éradiquer toute frustration en favorisant l’immédiateté. Ne surtout pas différer le désir. Toujours plus, tout de suite ! Consommer apaise les angoisses. Quel formidable outil contemporain de soumission. « Du pain et des jeux », nos technocrates n’ont finalement rien inventé de la culture de l’Entertainment.


Qu’importe notre liberté si la sensation procurée par la possession suffit fallacieusement à notre épanouissement. A ces fantasmes d’inculture et de préoccupations égocentrées, il suffit de rajouter un soupçon de peur de l’autre et de ses différences pour susciter avec force un besoin sécuritaire rassurant, propice au renoncement de certaines libertés. De petits sacrifices et concessions qui progressivement nous rapprochent pourtant d’un totalitarisme inquiétant, comme le démontre la loi de sécurité globale et l’élargissement des fichiers de renseignement, entre autres. L’être humain, s’il aspire à différentes libertés individuelles et collectives, n’en aura jamais autant besoin qu’il recherche l’ordre public avant tout, car le sentiment de sécurité est un réflexe archaïque.


Toutefois, faut-il pour autant renier ce besoin non physiologique, défini comme non-essentiel, alors que c’est celui-là même qui transcende notre état d’être humain et nous amène, sur l’échelle de l’évolution, à être ce que nous sommes aujourd’hui ?


Cultiver l’art du non-essentiel est une entreprise salvatrice !

Camille Hamel

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