Quelle notion puissante, évocatrice d’espoir, d’ambition, et de désir que le projet ! Ce concept véhicule une image bien sympathique et positive, il faut l’admettre. Acheter une maison, partir en vacances, avoir un enfant…etc. Ce que nous projetons n’est bien souvent que l’expression de nos désirs, voir de nos rêves. Qui ne voudrait pas en avoir ?
Dans le travail social, si la question du projet existe depuis longtemps, elle a en quelque sorte été formalisée avec force au travers des lois du 2 janvier 2002 et du 11 février 2005. Au regard notamment de la médiatisation de faits de maltraitance institutionnel perçus comme structurels, ces textes législatifs avaient pour ambition de changer le paradigme de l’intervention sociale et médico-sociale. Le fondement de toute action devait désormais offrir une dimension centrale à la personne accompagnée, celle-ci passant ainsi du statut de « bénéficiaire passif » d’une aide, à « usager éclairé et actif » d’une prestation de service, inscrit dans un ensemble de droits et de devoirs.
Le projet individualisé, outil phare de cette évolution des mentalités, porte une idée noble : celle de considérer pleinement la personne aidée comme un sujet de droit. Si l’on ne peut nier cette avancée nécessaire de désobjectalisation de l’individu, au regard de certaines dérives antérieures (abus et toute-puissance des professionnels), l’application systématique et égalitaire de ces outils devrait inviter à la réflexion.
Bien que les obligations légales aient contraint les structures à réactualiser leurs projets d’établissement et de service, et à interroger leurs pratiques par le biais d’une pensée collective, l’appropriation de cette démarche et de ses outils tend aussi parfois à la conformité juridique, par manque de sens.
Justifier la dépense publique occasionnée dans une stratégie de coût raisonnée devenant indispensable, ces projets se sont transformés en véritables outils d’évaluation externe pour les instances de tarification. Vouloir sortir l’autre des embûches de la vie n’est plus une motivation suffisante pour le financeur. Il convient aux établissements habilités de se survendre, de promouvoir en vitrine leurs plus belles valeurs humaines, leurs meilleures stratégies d’action, et si possible surtout, un rapport qualité/prix imbattable, afin d’être conforme aux attentes du prescripteur. Même dans le secteur social, il faut être compétitif.
Tous les cinq ans, il s’avère donc nécessaire de rivaliser d’ingéniosité scripturale pour donner naissance à de nouveaux projets, qui sans révolutionner la pratique de base, doivent éviter l’écueil du réchauffé, même si la « soupe servie » était par ailleurs excellente. Certes, s’il ne s’agit pas de laisser l’anarchie régner sur des secteurs à la professionnalisation et à l’éthique indispensable, et de dépenser sans contrôle l’argent du contribuable, cet effet pervers qui pousse à privilégier la forme sur le fond, invalide tout autant cette volonté de transformer l’usager « objet d’aide », en acteur de sa propre vie.
La loi 2002-2 part du postulat que la personne accompagnée est apte à s’exprimer en tant que sujet et à penser son devenir. Sauf que notre action sociale se situe auprès de personnes, dont la grande difficulté est justement de tenir cette posture de sujet de leur vie. Faire émerger, tant que faire se peut, cette potentialité, constitue parfois déjà un projet en soi. Commencer un livre par la fin n’a que peu de sens.
De plus, certains projets n’ont d’individualisés que le nom, tendant, par leur aspect formaté, standardisé à faire fi de la singularité des personnes. Le projet, dans sa conception, se rapproche davantage d’une prestation de service, propre à faire fuir l’usager, en recherche d’autre chose, que d’un outil servant la relation. Alors que notre travail se rapproche de la clinique, la formalisation, avec les personnes accompagnées, de ces contrats remplis de mots « valises », crée une certaine désubjectivation, là où paradoxalement la prise en compte de leur singularité devrait générer un mouvement inverse.
Le projet, par sa dimension centrale, est un outil qu’il s’agit de faire fonctionner ! Mais s’il vient à échouer…à qui revient la faute ? Au professionnel qui n’a pas su le mettre en œuvre ? A l’usager qui n’a pas su/pu s’en saisir ? La réponse se trouve avec évidence dans le rapport encore inégal des savoirs supposés. Ce manque de sens du projet, dans certains cas, se retourne souvent contre la personne accompagnée, considérée comme incapable de s’inscrire dans une telle démarche (cf. les incasables de l’ASE), alors même que le dispositif n’est sans doute pas assez adaptatif.
Si l’intention première du « projet » était d’éradiquer la maltraitance institutionnelle, en promulguant l’usager comme sujet, voici qu’il peut donc être tenu pour responsable de son échec, dans lequel les professionnels peuvent parfois l’inscrire de façon répétée, parce qu’ils ne tiendraient plus compte que de ces objectifs. Cette focalisation tend, en effet, parfois plus à apaiser les angoisses de travailleurs sociaux dans le doute de la relation, qu’à favoriser l’évolution de la personne concernée.
L’empreinte du projet apparaît d’ailleurs de plus en plus forte dans les formations de travail social, qui axent désormais une grande partie de leurs enseignements autour de sa méthodologie. En avril 2020, un arrêté est d’ailleurs venu redéfinir les référentiels de compétences et de certification autour de huit blocs, dont quatre communs aux quatre diplômes principaux (ASS, EJE, ES, ETS). Deux de ces blocs sont « l’implication de la personne ou du groupe dans son projet éducatif » et « conception et conduite d’un projet éducatif ».
Si le projet était voué à redonner du pouvoir à l’usager en destituant le professionnel de sa place dominante, dans une forme de coéducation, il existe encore un rapport très inégalitaire entre eux, voire avec l’institution, faute à la fois à une certaine vulnérabilité intellectuelle et psychique, mais aussi au caractère dispersé de ces personnes, rarement regroupées en collectif pour défendre leurs droits.
A ce sujet, un des droits reconnus par la loi 2002-2 stipule que le sujet peut prétendre à « une prise en charge et un accompagnement individualisé de qualité favorisant son développement, son autonomie et son insertion, adaptés à son âge et à ses besoins, respectant son consentement éclairé qui doit systématiquement être recherché lorsque la personne est apte à exprimer sa volonté et à participer à la décision ». Or, la réalité peut s’avérer différente pour certains publics.
Alors que la loi française permet encore, dans le texte, un accompagnement auprès des jeunes majeurs âgés de 18 à 21 ans, nombreux sont les territoires où ces aides ont soit disparues, soit été réduites à leur plus strict minimum, en rendant notamment les critères d’accession particulièrement restrictifs. Pour obtenir ne serait-ce que trois mois supplémentaires de soutien, le jeune doit faire état d’un projet clair et sérieux. Il ne s’agirait tout de même pas d’engager des fonds sans avoir la certitude d’un retour sur investissement! Être vulnérable et demandeur d’aide ne suffit plus, il faut le mériter.
En quoi le projet est-il personnalisé et individualisé quand sa viabilité devient une condition sine qua none de la contractualisation du soutien ? Quand le projet conditionne désormais à lui seul l’octroi de toute aide, le glissement n’en devient que plus pervers.
Cette exigence relève d’une utopie et cache une certaine hypocrisie à l’égard d’une population en grande difficulté, dont la survie quotidienne reste souvent sa préoccupation exclusive. Pour avoir un projet, encore faut-il pouvoir se projeter, c’est-à-dire ne pas vivre uniquement dans l’instant, et être en mesure de mettre à distance tout ce qui viendrait parasiter les démarches à engager (aléas du quotidien dans une situation de précarité absolue, problèmes familiaux, soucis de santé…etc.).
En se permettant une caricature rapide, pour être aidé en tant que jeune majeur, il incomberait donc d’être abimé par la vie, soit ! Mais pas trop quand même ! « On t’aide, mais seulement si tu peux t’en sortir ! » pourrait-on dire autrement. Étrange conception du travail social.
Quant à la durée éphémère de ces contrats… A penser les coûts sur le court terme alors même que le travail social requiert du temps, il y a comme un antagonisme inconciliable.
Comment attendre de ces jeunes une certaine autonomie et indépendance, une démarche soutenue de recherche d’emploi, quand chercher où dormir le soir même, s’alimenter ou se doucher font partie des préoccupations majeures de la journée. La volonté ne suffit souvent qu’aux plus nantis. Au regard de la désagrégation des dispositifs d’insertion ces dix dernières années (qui n’ont parfois plus de social que leur origine, certains ayant perçu entre-temps l’opportunité de « faire de l’argent » avec ces « entreprises sociales »), tout porte à croire que la détresse des gens n’est qu’un gagne-pain de plus. Il est important de garder à l’esprit que malgré les discours bienveillants, la pauvreté et les inégalités gardent une fonction indispensable à l’homéostasie des classes sociales.
Nombreux sont donc les jeunes majeurs, au parcours institutionnel souvent chaotique, sans ressources familiales opérantes, et qui n’ont plus d’autres ressorts que de solliciter le 115, dans l’espoir vain d’un toit pour une nuit. 40% ! C’est la part de SDF de moins de 25 ans, qui sortent de l’ASE … Pauvres d’eux ! Ils ne devaient probablement pas avoir de projets individualisés…
Le RSA, ressource minimum vitale arbitraire, ne s’obtenant très illogiquement qu’à partir de cet âge fatidique (parait-il qu’il s’agit de lutter contre l’assistanat), il ne reste donc à ces adultes en devenir qu’à espérer survivre durant sept longues années, avant de pouvoir juste espérer vivre un peu…Si Leon Bloy disait : « La misère est le manque du nécessaire, la pauvreté est le manque du superflu. », force est de constater qu’il leur reste beaucoup de chemin à parcourir vers une vie décente. Et dire que s’ils avaient fait l’ENA, l’École Normale Supérieure, Polytechnique ou bien l’Ecole Nationale de la Magistrature, ils n’auraient pas eu à payer de frais de scolarité, tout en étant rémunéré bien plus que le RSA durant leurs études, quand d’autres sont contraints de travailler en parallèle. Quant aux Curriculum Vitae et aux recherches d’emploi fastidieuses, nul besoin de s’en inquiéter, les employeurs viendront directement les chercher. De la facilité d’être bien-né découle sans doute le décalage certain de beaucoup de nos élus dans la perception des difficultés que traversent la majorité de leurs administrés.
Mais le projet, dans son caractère formel, n’est qu’un symptôme de cette mutation conceptuelle du travail social, où l’être humain devient une variable ajustable. De la sphère marchande libérale s’est transposé le fantasme abscons de vouloir évaluer ce qui demeure indéfinissable dans notre travail : cette fameuse mais pourtant obscure relation éducative non rationalisable.
L’envie est forte de vouloir nous transformer en techniciens de la relation, dotés d’outils mesurables, qu’on pourrait donc payer à l’acte (et non à ne rien faire selon l’imaginaire collectif), comme si chaque problème avait sa solution, dans une forme de pensée magique consumériste. D’ailleurs, l’essor récent de la libéralisation du travail éducatif semble découler de cette idée dangereuse. Cette libéralisation séduit de plus en plus, à force de précarité et d’appauvrissement, mais elle ôte au passage toute considération pluridisciplinaire et collective indispensable.
Procédures d’évaluations interne et externe, grilles de cotations, d’observation, émergent donc depuis plusieurs années avec l’idée de quantifier, mesurer, déterminer l’efficacité du travail commandé.
Bien que cette évaluation soit indubitablement une nécessité éthique et économique, et que penser notre action à travers des projets permette de rendre compte en partie de la qualité de notre travail, dans le respect des aspirations de la personne, il faut prendre garde à ne pas non plus se cacher derrière cet outil « projet », apte à nous décentrer de la relation clinique.
Loin d’empêcher la désagrégation de ce système d’assistance, cette logique de marché plus ou moins assumée en accélère le processus, en dépit de tous les jolis mots et outils qu’on veut bien y adjoindre pour la rendre présentable.
Camille Hamel
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