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Travail social en indépendant : La libération dans la libéralisation?

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Parce qu’il est illusoire de penser que le travail social peut se soustraire aux évolutions sociétales, l’innovation sociale semble être devenu le seul leitmotiv apte à régir notre philosophie d’action, dans une forme de renouvellement obsessionnel compulsif permanent.


Dès lors, peut-on constater que la pratique libérale prend son essor de manière plus apparente et décomplexée depuis quelques années. Des organismes tel qu’Humacitia se sont ainsi constitués pour apporter une guidance dans cette démarche complexe de l’entrepreneuriat social, afin de ré-inventer le métier.

Si leur présence est désormais aussi surprenante qu’indéniable, nous pouvons nous demander ce à quoi vient répondre l’arrivée de ces nouveaux acteurs dans certains domaines plus solvables de l’aide à la personne (personnes âgées, handicap, autisme, troubles « dys », guidance parentale, enquêtes sociales auprès du JAF)?

Il apparait en effet compliqué de pouvoir appliquer ce modèle économique à des publics en situation de grande précarité sociale, dans la mesure où se négocie nécessairement une prestation d’accompagnement (entre 30 et 50€ le taux horaire).


Bien que cette démarche existe depuis le début des années 90 chez les Assistants de Services Sociaux, de par une technicité établie, et qu’elle a fait des émules du côté des Conseillers en Economie Sociale et Familiale, comment ne pas s’interroger sur cette propension nouvelle dans le microcosme éducatif ? L’apport d’une dimension monétaire inévitable dans la relation éducative et ses interactions parait en effet diamétralement opposée à l’essence même du travail social, qui se veut désintéressée et accessible à tous sans conditions de ressources.

Cette libéralisation de la pratique semble être la résultante de deux problèmes désormais évidents. Le premier se trouverait dans l’expression d’un désarroi de plus en plus manifeste des professionnels. Non pas à l’égard de leur métier, mais des conditions dans lesquelles on leur demande de penser désormais leur action, en étant de plus en plus tributaires de politiques budgétaires d’austérité, qui concourent à la transformation de nos associations en prestataires de service, fatalité inexorable de la marchandisation du secteur social.


Il va sans dire que nos conditions d’exercice ne sont plus tenables dans cette monétisation du vivant et que tout un chacun aspire à travailler autrement, plutôt qu’à se résigner dans un cynisme destructeur.

A cette quête de sens toujours plus intense s’ajoute le constat de manques exponentiels dans l’offre d’aide, concomitants aux coupes budgétaires et à l’accroissement de la demande. Fonctionnant à flux tendu, dans une optimisation à court terme, notre système de solidarité est à bout de souffle et se doit donc de muter, par le biais de l’innovation, en adoptant de nouvelles formes de réponses. Quant à savoir si elles doivent résider dans une approche externalisée…


Au même titre que les services publics, dont les dysfonctionnements organisés ont permis de « légitimer » certaines privatisations sensées bénéficier d’une autorégulation sur les marchés, le secteur social subit-il les assauts d’une stratégie similaire ?


Bien que cette alternative libérale apparaisse séduisante et qu’elle se veuille complémentaire de la solidarité institutionnalisée, l’essor du travail indépendant (si l’on tient à éviter la connotation de rentabilité pécuniaire) amène inéluctablement certaines questions.

Ce processus d’indépendance de l’éducateur, dans un affranchissement collectif, hiérarchique, institutionnel, voire politique est d’autant plus surprenant qu’il contraste fortement avec l’envahissement de la société par la philosophie du « co ».


Si les notions de coparentalité et de coéducation nous sont plutôt familières, et que nous avons un petit aperçu des pédagogies coactives par le biais des « groupes d’analyse des pratiques » (qui regroupent aussi les concepts de codévelopement ou de hackatons par ex.), d’autres idéologies pédagogiques du « co » se retrouvent également dans l’enseignement ou le management. Co-repérage en EPS, co-animation, co-intervention, co-enseignement, co-pilotage d’entreprise, de projet, espace de coworking…bref, tout ce qu’on veut tant qu’il y a du « co ».


L’idée sous-tendue est que la coopération, le partage de réflexion, de savoirs, la mise en commun de compétences, de savoir-faire et être, sans rapport de supériorité, dans une volonté de réciprocité des échanges sociaux, œuvrent naturellement pour un enrichissement plus important et un accomplissement plus efficient de l’objectif fixé.


La question du travail en équipe et de son approche multidisciplinaire essentielle, qu’il faut bien se garder d’amalgamer avec son réseau/partenariat, se pose alors. Quid de cette dimension collective intrinsèque au travail social, qui se veut garante, dans une forme d’humilité, tant d’une pratique autant que faire se peut éthique, que de réponses plus adaptatives à la singularité et à la complexité d’un individu ?


L’être humain est déjà bien trop compartimenté dans sa psyché et dans son corps, par les multiples approches clivantes sensées le soigner ou l’aider. Il parait bien inutile d’en appauvrir davantage les réponses en apportant une expertise fondée sur les seules compétences théoriques et empiriques de l’intervenant. En dehors de toute intervention relevant exclusivement d’une réponse technique, la clinique de la relation éducative ne peut s’en satisfaire.


On touche ici une forme de mythe, voire de fantasme à se penser comme technicien qualifié de la relation, dont l’expertise et les outils seraient suffisamment fiables et auto-suffisants dans le domaine concerné. Si d’aucuns voient dans cette mise à distance une auto dévalorisation de nos compétences acquises, il me semble que cette considération, par trop flatteuse, tend surtout à transformer le travailleur social en prestataire de service, payable à l’acte, et dont on est donc en droit d’attendre un résultat optimal.


Cette question transactionnelle de notre intervention vient en effet percuter de plein fouet nos valeurs professionnelles archaïques. D’ayant-droit d’un service public de par son appartenance à un groupe bénéficiaire d’une aide étatique, l’usager passe ainsi au statut de client. Dans quelle mesure ce rapport plus direct à l’argent dans la relation éducative ne vient-il pas fausser l’équilibre des places qu’on s’évertue quotidiennement à rendre aussi égalitaires que possible ?


En réponse à leurs détracteurs, la dialectique des chantres du libéral s’articulerait donc notamment autour de la théorie du contrat social « don/contre-don » développé par l’anthropologue Marcel Mauss dans son Essai sur le don, pour rendre le paiement de l’aide plus acceptable.

Sauf que si les échanges sociaux s’organisent bel et bien autour du triptyque ininterrompu donner/recevoir/rendre dans une valeur supérieure, dans une forme de réciprocité, la dette devenant alors créatrice de lien, sont cependant exclues de cette théorie les transactions marchandes.


Michel CHAUVIERE, directeur de recherche émérite au CNRS évoquait il y a quelques années une recommandation européenne préconisant la nécessaire désinstitutionalisation dans le domaine du Handicap, les institutions étant a priori par nature contraires aux droits subjectifs des usagers, en réduisant notamment leurs libertés fondamentales d’être maître d’eux-mêmes et de leur choix rationnel de mode de vie. Ce processus s’étend toutefois sans plus de réflexion aux autres secteurs de l’action sociale, afin d’y appliquer un modèle économique où performances et résultats valorisables priment, par le biais de dispositifs flexibles, au court terme.


Nos associations sont ainsi devenues, sans se l’avouer, de véritables entreprises sociales. Ayant pour fondement des missions de « services publics », la pierre angulaire de leur fonctionnement ne se situe plus tant dans le savoir-faire de leurs professionnels que dans une démarche concurrentielle pure, où transformées en opérateurs, elles se doivent de répondre au meilleur rapport résultat/coût pour espérer obtenir les appels d’offre formulés par les instances de tarification. D’autant qu’un tout nouveau danger les guette : des acteurs à vocation lucrative (banques, assurances…etc.) flairent en effet l’avènement d’un nouveau marché possible et commencent à se positionner sur le secteur.

Dans cette dynamique, il est donc attendu des travailleurs sociaux qu’ils ne revendiquent plus leur rôle d’acteur politique, potentiels contre-pouvoirs par leur engagement et leur militantisme. Réfléchir la place dans la société des personnes en demande d’aide ne peut en effet plus leur être dévolu sans contrevenir à la logique économique productiviste.

Une simple fonction exécutive, voilà l’avenir du travail social !


La conception appartient désormais aux gestionnaires, faisant la part belle aux fonctions de management, de consulting, d’évaluation, d’ingénierie sociale, nécessitant toutes des formations de niveau I, tandis que l’exécution se satisfait d’une déprofessionnalisation relative, en encourageant les bas niveaux de qualification. L’introduction récente des blocs de compétences dans les formations du travail social ne fait que confirmer l’idée de favoriser l’employabilité grâce à des « bouts de certification », sans garantir la réelle qualification qu’atteste un diplôme acquis dans son intégralité.


Ce mouvement inextinguible contribue à une perte de sens et une désidéalisation de plus en plus prégnante de nos métiers. C’est en cela que redonner du sens à la pratique tout en répondant aux carences constatées sur le terrain apparaît être la motivation prépondérante d’une transition libérale qui contribue à apporter une requalification du métier.


Pourtant, si cette libéralisation apporte une émancipation et une délivrance tant recherchée, tout en répondant à des besoins non satisfaits, cette volonté d’échapper au carcan institutionnel en s’instituant soi-même entrepreneur ; cette ambition de se réaliser de la manière dont on l’entend en échappant à cette vision réductrice de l’exécutant pris dans l’engrenage du « business social », semble finalement, dans une sorte de prophétie auto-réalisatrice, accentuer ce basculement symbolique vers le « social néolibéral », en participant, bon gré mal gré, à la destruction, de ce qui reste de notre tissu associatif traditionnel.


Camille Hamel

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